Une nouvelle donne agro-alimentaire
- 31 mars 2021
- René Longet, expert en développement durable (GE)
Avec le report sine die de la réforme PA22+ sous le poids du lobby agricole, la perspective de réduire la charge environnementale excessive de l’agriculture s’est éloignée. Pourtant, tant la santé humaine que la santé de la Terre nécessitent «une nouvelle donne agro-alimentaire», avance René Longet.
La politique agricole est à nouveau au cœur des controverses. Le 7 mars, nous voterons sur l’accord de libre-échange avec l’Indonésie, avec pour enjeu phare l’huile de palme. En juin, il s’agira de se prononcer sur deux initiatives concernant les produits phytosanitaires. Dans les deux cas, les organisations officielles de la paysannerie se mobilisent pour l’accord, et contre les initiatives, alors que leur base ne sait pas trop à quel saint se vouer.
A Berne, le lobby agricole a réussi à bloquer la PA 22+ («politique agricole à partir de 2022») qui visait à réduire les impacts environnementaux de l’agriculture. Ce sont ces mêmes forces qui entravent le «verdissement» de la Politique agricole commune (PAC) de l’UE, laquelle représente 40% du budget européen – un soutien déterminant tant pour l’orientation de la production que pour le revenu paysan. En Suisse, le revenu paysan est constitué pour 55% de subsides étatiques1. En attendant, on continue à détruire les forêts tropicales au profit d’immenses pâturages et monocultures de soja et de palmiers à huile pour alimenter notre «malbouffe». Le complexe agro-alimentaire est par ailleurs responsable d’environ un tiers des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial2.
Dans son message3 à l’appui de la PA 22+, le Conseil fédéral relevait que «bien que la participation aux programmes d’encouragement soit en constante progression, le recul de la biodiversité n’a jusqu’à présent pas pu être enrayé». Des quantités excessives d’ammoniac, «composé azoté gazeux et réactif, qui provient à 90% de l’agriculture», sont constatées «dans presque 90% des sites forestiers, dans pratiquement tous les hauts-marais, dans les trois quarts des bas-marais et dans un tiers des prairies sèches et pâturages secs riches en espèces». Pour le gouvernement, «il s’agit (…) de réduire la dépendance de la production agricole vis-à-vis de matières premières non renouvelables comme les énergies fossiles et le phosphore» et de «diminuer les pertes d’azote et de phosphore d’au moins 10% d’ici à 2025, et de 20% d’ici à 2030 par rapport à la valeur moyenne de la période de 2014 à 2016».
Le lobby agricole est plus que réticent face à ces perspectives. Pourtant, les producteurs sont tributaires du bon fonctionnement des systèmes naturels. Le changement climatique tout comme la fragilisation de la biodiversité vont les frapper de plein fouet. Voici quelques années, le centre fédéral de recherche agronomique Agroscope a estimé la valeur pour l’agriculture suisse de la pollinisation par les abeilles à 350 millions de francs par an4.
On peut faire autrement
D’autres approches agronomiques existent et ont largement fait leurs preuves: l’agroforesterie, l’agriculture de conservation, la permaculture, les diverses modalités de la culture biologique. Valorisant la vie du sol, la résistance naturelle des animaux et des plantes et les interactions positives entre les cultures, misant sur la diversité des espèces et des sortes5, ces méthodes offrent des rendements supérieurs à l’agro-industrie et assurent une productivité pérenne6. Elles sont à la base de l’agro-écologie, que la l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO)7 considère aujourd’hui comme la seule manière de nourrir une humanité en nombre croissant sans détruire les sols. Ce sont également les approches les plus riches en emplois et permettant de maintenir une agriculture à dimension humaine.
Les chiffres démentent les discours officiels sur l’agriculture familiale; en Suisse, le nombre des exploitations a été divisé par deux en 40 ans et, en conséquence, la taille moyenne des 50 000 subsistantes a doublé. C’est le jeu de l’avion: plus on rationalise, plus on produit, plus les prix unitaires chutent, et plus on actionne la spirale de l’endettement. La politique agricole aboutit à l’élimination des paysans par eux-mêmes, et on n’en voit pas la fin. Les seuls qui s’en sortent durablement en Suisse comme dans l’UE? Ceux qui misent sur la diversité des goûts et des sortes, l’authenticité, les modes de production respectueux de la nature, les appellations d’origine protégées… bref les diverses facettes de la qualité. Il n’y a pas qu’en viticulture que quantité et qualité s’opposent!
A très courte vue, la politique quantitative semble profiter au consommateur, car la part du revenu qu’il doit consacrer à se nourrir baisse. Mais est-ce vraiment une bonne chose? Nous mangeons mal: trop de matières grasses (saturées), trop de glucides (raffinés), trop de produits carnés; l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a classé en 2015 la viande transformée comme cancérigène et la viande rouge comme probablement cancérigène8. Nous mangeons trop, ingérant quelque 3200 Kcal par jour, alors que deux tiers de cette quantité suffiraient largement. Puisque 55% du revenu paysan provient de fonds publics, ce soutien doit aussi répondre à un intérêt public. Ce dernier n’est pas (ou plus) de maximiser la production, mais de stimuler ce qui est souhaitable et porteur d’avenir. A savoir maintenir un peuplement décentralisé, compenser des conditions de production difficiles (zones de montagne, etc.), promouvoir des standards spécifiques de qualité gustative, nutritionnelle ou environnementale. Et aussi orienter la production elle-même dans la bonne direction.
Produire au service de qui et de quoi?
En effet, sa topographie a fait de la Suisse un pays de pâturages, et leur rentabilité insuffisante a bien réduit les cultures végétales ailleurs que sur le plateau suisse. Si bien que nous sommes excédentaires pour les produits laitiers, et autoproducteurs à 85% pour le bœuf et le porc. Et à 75% pour les pommes de terre et le sucre (betterave), 60% pour les céréales, 50% pour les œufs et la volaille, 40% pour le vin et 30% pour fruits, légumes et oléagineux. Le taux tombe à 3% pour le poisson, nous reliant, au passage, aux enjeux de la (sur)pêche mondiale. Le total donne un auto-approvisionnement moyen d’environ 50%. Pour l’augmenter, un premier levier serait de cesser d’importer les quelque 260 000 tonnes de tourteaux de soja du Brésil destinés au bétail, ainsi que de réduire fortement l’emploi d’énergies fossiles et d’engrais phosphatés, ce qui ferait remonter le taux autour de 60%. Le second levier étant de suivre les recommandations nutritionnelles quantitatives, augmentant notre autosuffisance d’autant9et Agroscope, «Potentiel alimentaire des surfaces agricoles cultivées» Berne, OFAE, 2018.. Toutefois, ces mêmes recommandations incitent à réduire la part des produits carnés10 et à consommer davantage de fruits, de légumes et de légumineuses (riches en protéines). II conviendra donc de modifier la part respective des secteurs animal et végétal. On alignerait ainsi l’orientation de la production sur les enjeux de santé publique et on adosserait à la politique agricole une politique alimentaire.
Les habitudes alimentaires peuvent et doivent changer. A ce sujet, le Programme national de recherche «Alimentation saine et production alimentaire» recommande11 d’«élaborer une stratégie portant sur le système alimentaire suisse, c’est-à-dire une stratégie garantissant une alimentation saine et durable pour l’ensemble de la population. (…) Un objectif important de la stratégie alimentaire sera de définir quels types de régimes alimentaires sont souhaitables pour la Suisse dans les 30 ans à venir. (…) Réduire la consommation de viande est probablement le plus important déterminant lié à l’alimentation dans la transition vers un système alimentaire à la fois plus sain et plus durable.» Enfin, «les régimes alimentaires prévenant les maladies chroniques et dégénératives sont aussi bénéfiques pour l’environnement»; en effet, avec ce scénario, plus besoin de doper nos vaches avec des tourteaux de soja et plus de surfertilisation due aux densités excessives de bétail. Santé humaine et santé de la Terre vont de pair…
Une autre donne agro-alimentaire est nécessaire. Toutefois, il restera toujours une part importante d’importation. A cet égard, l’article 104 de la Constitution, adopté à une large majorité en septembre 2017, demande que les «relations commerciales transfrontalières (…) contribuent au développement durable de l’agriculture et du secteur agroalimentaire». La lutte contre la concurrence à armes inégales est essentielle pour la survie de l’agriculture et dans tous les pays, il s’agit d’éviter le dumping écologique et social. Le commerce équitable offre à cet égard une référence précieuse.
Reste à rassembler autour de cette nouvelle donne les producteurs et les consommateurs, qui heureusement savent désormais que non seulement on peut, mais qu’on doit faire autrement.
Notes
1. «Message sur l’évolution future de la politique agricole à partir de 2022 (PA 22+)», Berne 2020, p. 20.
2. Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), «Rapport spécial sur le changement climatique et les terres émergées», Genève, août 2019.
3. «Message sur l’évolution future de la politique agricole…», pp. 30, 36, 66 et 102.
4. Agroscope, «La pollinisation par les abeilles également importante pour les grandes cultures», septembre 2017.
5. Selon la FAO, deux tiers de notre nourriture dépendent de neuf espèces alors que plus de 6000 peuvent être utilisées: FAO, «L’état de la biodiversité pour l’alimentation et de l’agriculture dans le monde», Rome 2019.
6. AO, «Les 10 éléments de l’agroécologie», Rome 2018.
7. FAO, «Transformer l’alimentation et l’agriculture afin de réaliser les ODD», Rome 2018.
8. Centre international de recherche sur le cancer (CICR), une agence de l’OMS, Lyon 2015.
9. et Agroscope, «Potentiel alimentaire des surfaces agricoles cultivées» Berne, OFAE, 2018.
10. Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires, «Résultats concernant la consommation alimentaire», Berne 2018.
11. Fonds national suisse de la recherche scientifique, PNR 69, «Alimentation saine issue d’une production alimentaire durable», Berne, juin 2020.
Article écrit par le vice-président du Comité qualité genevois de la Semaine du Goût. Publié le 22 février dans Le Courrier.